édition du 25 avril 2000 

Numéro spécial
"Libres enfants du savoir numérique"

 

bi-mensuel de l'internet
culturel et politique

3. Entrevue avec Florent Latrive  

19clics: La première partie du livre est consacrée aux questions générales: l’ordre, la liberté sur l’internet. Elle présente des positions contradictoires. Pour commencer, quelle est l’influence réelle de Barlow, par exemple auprès des grands décideurs américains?  

Florent Latrive: 
Barlow est le fondateur de l’Electronic Frontier Foundation (EFF),et un militant de la liberté d’expression sur l’internet. C’est un libertarien dont les thèses sont quasi incompréhensibles en Europe où on a toujours tendance à vouloir la synthèse: la liberté comme idéal et le besoin de l’état comme organisateur de ces libertés. 
En même temps, Barlow est riche et sait parler d’argent aux patrons américains. 
Il a une double casquette: il sait comprendre et anticiper leurs envies de business et, en même temps, leur faire entendre un discours sur la liberté d’expression. 

19 clics: Son discours a-t-il une influence concrète? 

Florent Latrive: Sa déclaration d’indépendance du net a été largement relayée. Avec la montée en puissance du commerce électronique aujourd’hui, tous ces libertariens de la première heure ont maintenant un rôle moins important que certains politiques ou industriels de la Silicon Valley. Mais Barlow conserve une certaine influence, comme on l’a vu récemment dans l’affaire etoys contre eToys. Il s’est mis résolument du côté des artistes et la voix officielle sur l’internet a été la sienne. C’est une voix autorisée. 
Pour faire une comparaison avec la France, on peut prendre l’exemple de Valentin Lacambre, le patron d’altern. 
Il se situe dans une tradition largement moins imprégnée de business, beaucoup plus libertaire, aussi méfiant vis à vis de l’Etat que des puissance commerciales. 
Il n’a pas la même influence et, surtout,  il représente une parole non autorisée. Je me souviens que lorsque un grand hebdomadaire français cherchait à faire un face à face entre Jean-Marie Messier et un représentant de ce qu’ils appelaient le net indépendant, quelqu’un a proposé Valentin Lacambre et on lui a répondu: Valentin Lacambre, ce n’est pas sérieux. Ils ont donc choisi Michel Meyer de Multimania, cotée en bourse…. 
Évidemment, le résultat du face à face Meyer/Meissier, c’est qu’ils n’ont pas de différents sur le rôle de l’internet.  
Aux États-Unis on pourrait envisager un face à face entre, par exemple, le patron de la Général Motors et Barlow. Le discours de Barlow colle très bien au discours libéral. En France dès le départ, Lacambre dénoncerait les prix trop chers et la mainmise des entreprises sur le réseau. Il y a, ici, une méfiance vis à vis de l’argent que n’a pas du tout Barlow. 

19 clics: Quels sont les rapports Barlow-Barbrook? 

Florent Latrive: Ils se haïssent formellement. Barbrook dans son article «The Californian Idéology» décrit très bien ce mélange curieux et très américain d’utopie libertaire et de relation très forte au business, l’idéologie californienne. 

19 clics: comment vous situez-vous entre ces deux courants? 

Florent Latrive: Ca dépend. Certains matins, je vais me réveiller plus proche de Barlow,  et d’autres, plus près de Barbrook . On n’arrive pas à faire la synthèse; on a donc tenu à ce que les deux positions se répondent. La position de Barlow est très américaine: on ne peut pas imaginer ce genre de position en France pour plusieurs raisons, y compris historiques. Je me sens plus proche de Barbrook, ne serait-ce qu’en raison de ses références situationnistes. Les références de Barlow sont celles de Jefferson, de la constitution américain. 

19 clics: La deuxième partie du livre est consacrée à la «nouvelle économie du savoir numérique», est elle–réaliste, et d’autre part est-elle «juste»? Les grands bénéficiaires ne seront-ils pas les gens des tuyaux, du hard et du commerce électronique? 

Florent Latrive: L’internet était constitué, au début, d’un réseau d’individus soucieux de mettre à disposition le savoir de façon pratiquement libre. Cette logique et celle des grandes entreprises qui investissent aujourd’hui le web se mêlent très difficilement. 
Ce qui nous a intéressé dans tous ces textes, c’est le renversement de points de vue.  
Aujourd’hui s’affrontent, on le voit bien en matière de droits d’auteur, la conception européenne et la conception américaine. C’est un débat qui est très intéressant mais je pense que sur internet il manque un peu de profondeur. Rappelons nous à l’origine à quoi servent le droit d’auteur et le copyright. Ce sont des concessions aux auteurs pour favoriser la diffusion de  la connaissance. Le but premier est bien la diffusion de la connaissance, pas la protection des auteurs. Le risque, à vouloir trop défendre le droit d’auteur et le copyright sur internet, est d’étouffer la diffusion de la création.  
Avec l’internet et le numérique on peut très bien basculer dans un monde de copie libre tous azimuts où la législation sur les droits d’auteurs devient caduque de facto, où il n’y a plus de rémunération, ce qui est vraiment catastrophique. Ou alors, à l’autre extrême, on peut basculer dans un monde à la big brother où chaque copie est tracée, avec des tatouages,  des alertes: bref dans ce cas, la diffusion de la connaissance n’existe plus. Il est évident  que la solution la meilleure est entre les deux mais la cohabitation de plusieurs systèmes est difficile. L’idée de ce livre est de privilégier le modèle libre parce que le discours actuel est celui de la protection à tout prix. Le MP3 en est un bon exemple et l’on finit par oublier l’intérêt général. 

19 clics: Quelles sont les formes possibles de retour sur le réel? 

Florent Latrive: La validité d’un tel modèle? C’est l’une des questions majeures, on ne peut pas l’escamoter.la question est celle de la balance entre l’intérêt général de la diffusion de la connaissance et l’intérêt particulier des auteurs. 
Ces deux aspects se rejoignent aussi car, si les auteurs ne sont pas rémunérés, l’on peut craindre qu’il y ait moins d’auteurs, ou qu’ils soient moins indépendants. Il n’y a plus de connaissance à diffuser donc c’est une question de balance entre les deux. 
On est dans un modèle qui vacille énormément en ce moment. Il est très important que ce débat soit mis sur la table et pas uniquement de façon tronquée, comme la pétition des éditeurs sur le droit de prêt qui circule en ce moment. Ca m’horripile car c’est un débat tronqué, de même que le débat droit d’auteur/copyright est un débat tronqué. Il faudra reconsidérer tout cela dans son ensemble, en incluant aussi les brevets, pour obtenir, à l’arrivée, un corpus législatif qui reprenne une balance à peu près juste, comme celle qu’on a aujourd’hui dans un monde analogique et qui permette à la fois une vaste diffusion de la connaissance et qui ne transforme pas les auteurs en soutiers d’une économie privilégiant les tuyaux et le marketing. 
L’inanité du débat actuel provient largement du flou entretenu entre rémunération des auteurs, droit moral et rôle des intermédiaires, représentants intéressés des créateurs, que ce soient les sociétés de gestion collective des droits, comme la Sacem, ou les éditeurs. 

19 clics: Et comment voyez vous ce système? 

Florent Latrive: Je ne suis pas devin mais il y a quelques pistes, comme l’équivalent juridique de la position prise par Stallman avec le GPL. Actuellement, quand on met un texte à disposition du public, ce qui s’applique par défaut, c’est la législation du droit d’auteur; si on veut faire autrement, il faut le signaler. Le GPL appliqué au texte permettrait que la parole d’un individu ou d’un groupe soit relayée le plus possible sans qu’elle soit privatisée. Il faut faire cohabiter une sphère où les gens vivent de leurs créations  intellectuelles et une sphère où les idées se diffusent gratuitement. Il faut qu’il y ait des lois de protections différentes. 
Avec l’internet et le numérique, la création intellectuelle bascule: d’un univers dominé par le professionnalisme de marchands, intermédiaires obligés, on passe à un univers où tout un chacun peut diffuser la connaissance et la relayer, hors de la sphère commerciale. Ces deux logiques doivent se mêler, s’affronter. 

19 clics: Dans le livre, vous ne prenez pas particulièrement partie pour un éventuel rééquilibrage…  

Florent Latrive: Non, mais c’est parce qu’on voudrait que le livre soit le point de départ de discussions. C’est pour cela qu’on a pris les textes de personnes qui ont des positions qu’on peut juger délirantes. Par exemple, Ram Samudrala, à propos de la musique, dit «la rémunération des auteurs, ce n’est pas le problème, on met en ligne gratuitement nos œuvres et on sera payé par la publicité, par la vente de teeshirts…». Imaginons que Balzac ait été obligé de vendre des teeshirts  «I love Balzac», c’est délirant. On a voulu donner la parole à des gens comme ça pour qu’il y ait débat.  

19 clics: N’y-a-t-il pas un risque que les auteurs qui mettent librement à disposition leur texte se fassent éventuellement manipuler ou qu’il y ait des exploitations commerciales qu’il désapprouvent? 

Florent Latrive: C’est un problème intéressant. Il y a des gens qui réfléchissent là dessus en ce moment. Là se pose la question de l’intention de publication.  
Il y a sur l’internet des exemples de privatisations de travail bénévole. Je pense en particulier au site Internet Movie Database qui était, à l’origine, le fait d’une création collective. Il y a eu appel à contributions. Ce sont les internautes eux-mêmes qui faisaient des fiches sur le cinéma. Ils ont rassemblé des données colossales sur le cinéma, extrêmement précises et fiables. Maintenant le site est privatisé; le travail des internautes a été privatisé; il y a des bandeaux de pub. La récupération du travail intellectuel des bénévoles n’a pas provoqué de procès. Il n’y avait pas de procès possible et c’est bien là le problème. Il faudrait qu’il y ait des structures, des aides qui permettent de mettre à disposition le savoir sans pillage possible, de le conserver «libre». 

19 clics: Vous pensez à quelles genres d’aides? 
 

Florent Latrive: Des aides elles-mêmes collectives. On peut imaginer un réseau de juristes spécialisés, ou bien un site spécialisé avec des règles ou des exemples qui permettent de guider quelqu’un qui voudrait mettre son travail à disposition sans risque de se faire piller. Il ne faut pas que les œuvres collectives bénévoles soient récupérées par les fabricants de tuyau. Il faut qu’il y ait possibilité de choix. Dans l’exemple du logiciel libre, le GPL est le verrou de Linux qui interdit à toute personne de s’approprier complètement le logiciel. En revanche, il n’est pas interdit d’en faire du commerce. Encore une fois, c’est une attitude américaine; en France, on n’en est pas là. D’autre part, la récupération peut être faite par des entreprises qui ne vous plaisent pas. Prenons l’exemple d’un texte sur la Shoah mis à disposition sur l’internet. Il peut être commenté, augmenté, mais comment réagir si ce texte se trouve sur un site révisionniste? L’auteur ou les auteurs peuvent légitimement s’en émouvoir. 
Il existe dans la GPL, une dimension qui ne prend pas en compte le droit moral. On peut imaginer que l’auteur mette des conditions de réutilisation. La GPL est comme un contrat qui prend sa place dans la loi de la propriété intellectuelle. Elle se fait dans le cadre de ce qui existe déjà. 

La différence entre droit d’auteur et copyright brouille le débat plutôt qu’elle ne l’éclaire. Cette différence n’est pas l’enjeu principal aujourd’hui. L’enjeu principal, c’est la privatisation de la connaissance. C’est, en résumé, de revenir à la base de toutes les législations du monde entier sur la propriété intellectuelle: quel équilibre les législations seraient-elles censées respecter?  
Prenons l’exemple de la prolongation des droits d’auteur. Le cas de Disney l’illustre bien. Tous les personnage de Disney sont menacés de tomber dans le domaine public. Il va y avoir un lobbying considérable; il y a des chances que les États-Unis lâchent et que la durée des droits soit prolongée. Ca pose un vrai problème. Qu’est que cela veut dire de prolonger ad vitam aeternam le droit d’auteur ou le copyright. C’est du big business, pas une réflexion sur l’intérêt général et la diffusion de la connaissance. 

19clics: Quelle est l’étendue du mouvement du Libre en France? 

Florent Latrive: Au départ il concernait le logiciel libre, puis il s’est intéressé aux arts. Les pionniers du web français réfléchissent sur le libre (V. Lacambre, Iris, B. Lang, Arno de Scarabée). 
Nous avons ouvert sur Freescape une liste de diffusion depuis une semaine. Les premiers sujets déjà en discussion tournent principalement autour du prêt en bibliothèque. Une contre-pétition est ouverte. On souhaite un véritable débat là-dessus. 
Nous n’avons que des points d’interrogation. Les positions extrémistes peuvent nous conduire dans le mur. A trop défendre le droit d’auteur, on risque d’aller dans une zone où le droit des auteurs n’existera plus et où le savoir sera privatisé. Bref, l’inverse de celui recherché par les défenseurs les plus en verve du droit d’auteur. 
En France, comparer la création d’un logiciel avec la création d’une œuvre littéraire est honteux. On ne dit pas que c’est la même chose, mais la création logicielle est un bon terrain d’expérimentation de ces questions pour les œuvres littéraires.
-- Catherine Ficat et Elsa Zakhia -- 

Clic interne:
etoys contre Etoy, mauvais joueurs en ligne : [http://www.altern.org/19clics/Numero02/2000-01-02.htm#2]


© 19clics [http://www.19clics.com] - avril 2000