N°11
édition du 17 octobre 2000
bi-mensuel de l'internet
culturel et politique
Page d'accueil
Abonnement
Archives
Clic sur 19clics


8.Philippe Lemoine: "Cahier Laser n°3".

Vous trouverez sur les piles des libraires, et vous éviterez difficilement dans les médias dominants trois produits de rentrée du litteratron sur l'internet: dans l'ordre alphabétique, Messieurs Messier, Minc, et Wolton. Nous les avons lus, hélas.

En revanche, deux publications intéressantes: Jeremy Rifkin, "L'âge de l'accès", et le Cahier Laser n°3, publié par Philippe Lemoine.

Félicitons d'abord les éditeurs. Le livre de Rifkin a été publié en 2000 chez Putnam; les Editions de la Découverte en proposent la traduction française dans l'année: bravo. Quant à la publication de Philippe Lemoine, elle permet de disposer de plusieurs textes de référence du débat sur la nouvelle économie.
Lemoine est une figure à part chez les capitalistes français qui s'intéressent à l'internet. D'une part, il sait de quoi il parle. L'actuel co-président des Galeries Lafayette a été chercheur à l'I.N.R.I.A dans les années 70, un des "nègres" du rapport Nora-Minc, conseiller des ministres de l'époque. Il fait du commerce électronique depuis quinze ans et a créé l'Echangeur, centré sur le commerce électronique, la seule initiative intéressante, à part l'Atelier de la Compagnie Bancaire, d'un entrepreneur français pour faire comprendre l'internet. Mais Lemoine se singularise aussi par un vrai travail théorique sur la nouvelle économie; au lieu de singer le style prophétique à la Bill Gates, il prend le temps de présenter ses idées à la critique.

Dans le Cahier Laser n°3, "la nouvelle économie et ses paradoxes", Lemoine publie notamment Kevin Kelly, l'éditorialiste de Wired, Allan Greenspan, Président de la FED, Edward Yardeni, économiste en chef de la Deutsche Bank. Les textes traduits ici présentent les notions clés du débat des économistes libéraux sur la nouvelle économie: le paradoxe de Solow, le paradoxe du chômage bas sans inflation (the famous NAIRU). En gros, il s'agit surtout de comprendre une chose: la réalité du lien entre le développement de la nouvelle économie et la bonne santé de l'économie américaine en général; en quoi la deuxième dépend de la première.
La contribution propre de Lemoine tourne d'abord autour du déplacement des technologies de l'information vers l'échange.

Lemoine revient sur la distinction banale entre "vieille" et "nouvelle" économie, celle qui serait extérieure aux technologies de l'information, et celle qui se structurerait autour des réseaux numériques. Il préfère opposer deux étapes, caractérisées par un déplacement des technologies de l'information, de l'amont vers l'aval, des industries et bureaux vers l'échange.
La première étape - qui a fait les beaux jours de Microsoft par exemple- se caractérise par une confiscation de la productivité au détriment des clients. Au lieu d'élargir les marchés, en baissant les prix, ou en proposant de nouveaux produits, on gonfle le profit des entreprises qui gèrent finalement une rente de situation au détriment du développement économique général. C'est précisément ce qu'illustrait le paradoxe de Solow: on voit des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de l'économie.
Dans la seconde étape, les technologies de l'information s'appliquent à l'échange: c'est le commerce électronique. Des sociétés, pour gagner des parts de marché, se mettent à utiliser les méthodes caractéristiques du commerce électronique: les "nouvelles démarches-client", la rotation accélérée des stocks. Ces méthodes sont clairement des produits des technologies de l'information; elles sont impensables sans l'informatique et le réseau. Lemoine prend l'exemple du leader mondial de la distribution, Wall-Mart. Ce modèle combine à la fois plus d'emplois (plus de services au client), des prix plus bas, et un bon chiffre d'affaires obtenu par une rotation plus rapide des stocks. Mieux connaître la demande, quantitativement (le "juste-à-temps"), et qualitativement (la "personnalisation" de l'échange) permet de redistribuer la productivité et d'élargir le marché.
Sur cette base, une nouvelle économie peut se développer, pour autant que les banques ne limitent pas la circulation monétaire, par exemple en empêchant la généralisation d'une monnaie électronique, et pour autant que les états organisent la protection des consommateurs et de la vie privée.

Un autre aspect des analyses de Lemoine est un très fort scepticisme à l'égard des théories de la "société de l'information".
Lemoine est, à juste titre, très critique à l'égard de la Commission Européenne. D'ailleurs le départ, poliment controversé, de l'ex-commissaire de la DG XIII, Bangemann, surnommé Bismarck on line, chez son camarade de Telefonica, éclaire d'un jour un peu particulier les orientations de Bruxelles. Lemoine qualifie la société de l'information d'anticipation technocratique et montre une grande méfiance sur la confusion entre l'extension du réseau et le développement d'une culture numérique. Il dénonce une rhétorique qui permet "de légitimer la richesse en se référant aux mots et aux valeurs de la société mandarinale. Il n'est pourtant pas certain du tout que l'informatisation de la communication et que le commerce électronique se traduisent par un rôle tellement plus éminent de la connaissance et du savoir dans le fonctionnement de la société".

Bref, Lemoine, c'est un peu l'anti-Messier. Messier, qui fait semblant de faire de la "nouvelle économie" la justifie rhétoriquement par l'utopie de la société de l'information, le "fun" et les dictionnaires électroniques. Lemoine, qui en fait réellement, et qui édita, dans les années 70, un ouvrage sur les "Enjeux culturels de l'informatisation", reste prudent, justement sur cette légitimation culturelle que veut symboliser la notion de "société de l'information".
Cette attitude est au fond celle d'un libéralisme assez classique.
En insistant, d'ailleurs, sur la distinction entre l'individualisation (le ciblage par des technologies centrales et des monopoles), et la personnalisation (liberté de choix par une technologie aux mains des personnes), il rejoint les préoccupations des partisans d'un internet démocratique.
On souhaiterait pourtant que Lemoine ait une évaluation plus critique de l'innovation technologique, dont on voit bien qu'elle doit assez peu, pour l'internet, aux capitalismes, qu'ils soient industriel ou commercial, libéral ou public. Or l'invention de nouveaux liens sociaux sur l'internet, y compris les nouvelles formes d'échange, passe par cette expérimentation technologique.
La technologie s'est échappée: c'est bien ce que signifie l'option pour une "technologie aux mains des personnes". Peut on vraiment penser, alors, la nouvelle économie, sans rendre compte de cette autonomie de la technologie par rapport à l'économie?

Francis Linart (francis.linart@caramail.com)

Clic officiel:
Cahier Laser n°3, "La nouvelle économie et ses paradoxes". Peut être commandé, ou téléchargé gratuitement chez :
[http://www.00h00.com]

 



© www.19clics.com - juin 2000