Une
première constatation d'évidence: il faut trois minutes à quelqu'un
qui connaît le sujet, et une dizaine de minutes à un internaute moyennement
informé, pour dénicher et consulter les sites ouvertement racistes,
néo-nazis ou négationnistes. Les hébergeurs français effectuent une
certaine surveillance, bien que aaargh, le principal site français,
probablement géré par Serge Thion, dispose,sur Voilà, d'une page renvoi.
Mais les moteurs de recherche, dans toutes les langues permettent
d'identifier les principaux sites, notamment ceux d'entre eux qui
fonctionnent comme des portails. C'est ainsi qu'Alta Vista signale
en neuvième réponse Codooh, une des principales entrées américaines
sur le négationnisme international.
Deuxième constatation: ils y sont tous. Les propagateurs les plus
connus disposent tous de sites copieux: Faurisson, Fisher, Zundel,
Walendy ou Butz. Les organisations négationnistes sont, elles aussi,
bien représentées, comme l'Institute for Historical Review, aux États-Unis,
ou le VHO allemand. Certains ont saisi l'occasion de créer de nouveaux
médias négationnistes ou fascistes, comme Codoh, ou Radio-Islam, avec
son site abbc.
Les négationnistes savent parfaitement tirer parti du net, non seulement
pour compenser leurs difficultés sur les médias classiques, mais pour
adopter une politique de communication assez achevée.
Toute la propagande de base est numérisée et mise en ligne. Les archives
sont complétées par des agendas des principales rencontres et des
chroniques comme celle de Thion, ou le bulletin quotidien Z-grams,
publié par la webmestre de Zündel. Il n'était pas difficile de repérer
sur certains forums commerciaux et sur le site même de l'Union des
Etudiants Juifs de France, à propos de Yahoo, des interventions typiques
des manipulations d'extrême droite. Aaarg donne d'ailleurs des conseils
pour infiltrer les listes, en particulier H-Holocaust de l'Université
du Michigan.
Les États-Unis font table d'hôte pour les négationnistes. Le Net confirme
parfaitement ce que Pierre Vidal Naquet écrivait en 1985: "A examiner
un ensemble de ces documents dans les rayons d'une bibliothèque, à
constater la multiplicité des traductions d'un seul et même texte,
à lire ces multiples références savantes à des journaux ou à des livres
obscurs, on a le sentiment d'une seule et vaste entreprise internationale.
Conclusion excessive, peut être, encore qu'il existe indiscutablement,
en Californie, le centre d'une Internationale révisionniste qui accueille
et redistribue toute cette littérature. Il n'y a rien là de surprenant;
c'est simplement une conséquence de la planétarisation de l'information
et de la position dominante qu'occupent les Etats-Unis dans le marché
mondial."
Avec l'internet, la Californie et les États-Unis sont plus que jamais
le centre de l'Internationale révisionniste. Le net a permis à l'Institute
for Historical Review, auquel Vidal Naquet fait allusion, de rebondir.
Il facilite l'ouverture de portails comme Codoh, "Committee for open
debate on the holocaust" dont l'animateur californien, Bradley Smith,
harcèle les universités américaines autour d'un programme "universités
et révisionnisme".
Gérald Pancaer, de l'Université de Lyon 1, donne, dans "L'internationale
négationniste sur le net", une série d'indications sur le contexte
très favorable dont le négationnisme bénéficie aux États-Unis, en
particulier sur les soutiens des Universités ou serveurs universitaires.
Car l'Internet n'est pas seulement l'occasion pour les négationnistes
de poursuivre leur activité par d'autres moyens plus modernes. C'est
aussi, pour eux, la possibilité de réajuster leur stratégie.
STRATEGIE
DES NEGATIONNISTES SUR LE NET
En résumé, ces réajustements peuvent être présentés de la
manière suivante: les négationnistes ne se contentent pas d'utiliser
les ressources du net comme instrument médiatique; ils se sont trouvé
de nouvelles alliances, et une forme de légitimation, au sein du monde
américain de l'internet.
Un premier exemple de ces nouvelles alliances est le pacte entre le
négationnisme et le courant du "skepticism". Ce scepticisme a peu
à voir avec Pyrrhon et ses adeptes. Le sceptique américain se voudrait
un dénonciateur du mensonge officiel.
C'est souvent un paranoïaque convaincu de vivre dans un monde où toutes
les informations sont des constructions et des manipulations fomentées
par l'état. Les sujets favoris du skepticism sont les OVNIS, le triangle
des Bermudes, l'origine cachée des maladies et des crashs aériens.
Il y a des sceptiques X-files et des sceptiques ultra-matérialistes,
des sceptiques créationnistes et des darwiniens. Ce courant, presque
exclusivement américain sous cette forme extrême, est très répandu
sur le web, où il s'exprime à travers d'innombrables pages personnelles,
dont beaucoup sont franchement allumées. Il fait bon ménage avec le
négationnisme qu'il traite comme une sorte de département spécialisé:
c'est Faurisson chez Lucullus.
Mais la principale alliance est celle que le négationnisme a scellée
avec le courant libertarien sur le net. D'une certaine manière, les
négationnistes tentent de refaire ici, en plus grand, ce qu'ils ont
déjà obtenu avec Chomsky: un soutien non pas sur le fond mais sur
leur droit à s'exprimer. La différence tient à ce que, dans la première
période, les négationnistes se contentaient de prétendre "défendre
leurs droits"; ici, ils tentent de se mettre au premier rang des défenseurs
des libertés sur l'internet. Ils font campagne pour le respect du
premier amendement américain, ou l'article 19 de la Déclaration universelle
des droits de l'homme. Fréquemment leurs sites arborent le ruban bleu
de la liberté d'expression sur le net. Un site outrancièrement raciste,
s'intitule FAEM (Machine à exercer le premier amendement). Codoh donne
dans une longue rubrique les adresses des sites de "libre expression".
Bradley Smith se présente d'ailleurs lui même comme un libertarien,
et débat longuement avec un comparse sur "libertarisme et révisionnisme".
Du côté des français, le ton était donné, dès 1996, avec l'article
du "temps irréparable", "le gouvernement français instaure la censure
sur l'internet". Il s'agissait alors de critiquer la loi Fillon. Mais
aujourd'hui, aaargh fait campagne contre l'amendement Bloche.
ALLIANCES CONTRE NATURE?
Peut-on pour autant dire, comme Gerald Pancaer, que le "web
illustre également les alliances "contre-nature" et les passerelles
entre ultras "rouges" et "bruns"?
C'est aller un peu vite en besogne, pour au moins trois raisons.
1/ Pour l'essentiel, ce n'est pas aux libertaires, mais aux "libertariens"
que les négationnistes tendent la main. S'il y a des libertariens
de gauche, "progressistes", le libertarisme est plutôt un courant
de la nouvelle droite, qui s'est signalé par son engagement derrière
la présidence Reagan.
2/ A la différence des alliances précédentes, celle ci ne porte pas
sur le fond, mais sur la liberté d'expression. On ne peut pas confondre,
sans amalgame, l'opposition à toute législation limitant l'expression
publique - comme la loi Gayssot- et le ralliement explicite aux thèses
des "Eichmann de papier".
3/ On ne trouve aucun élément sérieux permettant de prouver que certains
courants libertaires sur le net répondraient favorablement aux appels
du pied des négationnistes. Il faut dire que ces appels sont grossiers:
Bradley Smith mêle sa propre image à celle de Georges Orwell. Aaargh
publie l'intégrale des communiqués de Myriam Marzouki, animatrice
de l'Iris (Internet solidaire). Mais c'est à sens unique. Les sites
libertaires américains, par exemple, ne renvoient pas sur les sites
négationnistes de campagne contre la censure.
Si on veut parler d'alliances contre nature, il faut rendre compte
d'un phénomène plus large: comment le négationnisme qui méprisait
si ouvertement la démocratie s'est-il reconverti en avocat des droits
de l'homme et des libertés publiques, et avec quels succès?
SUCCES DES NEGATIONNISTES
En effet, grâce à leur présence sur le net, les négationnistes ont
engrangé quelques succès incontestables. Le principal, c'est qu'ayant
réussi à s'approprier le thème de la liberté d'expression sur le net,
ils ont ainsi reconquis le terrain perdu avec les formes classiques
de communication.
Cette situation crée un trouble évident dans le monde de l'internet.
De nombreuses universités américaines ont accepté d'héberger les sites
révisionnistes. Dans certains cas, elles adoptent la posture de l'hébergeur
irresponsable, simple prestataire technique. C'est le cas du serveur
de la North Western University, qui héberge Butz. Mais, dans bien
des cas, les sites universitaires américains vont plus loin, jusqu'à
reconnaître la qualité scientifique des négationnistes (textes de
Thion sur le Cambodge hébergés par les universités de Berkeley et
Princeton) ou l'origine "universitaire" de la communication (le Student
Revisionnist Ressource Site hébergé par l'université de l'Etat de
Washington). Certaines universités ont organisé des débats avec Bradley
Smith du Codoh (Maryland et Chicago).
Des organismes non suspects de compromission avec le négationnisme
concourent pourtant à sa banalisation. C'est ainsi que l'annuaire
demoz.org les regroupe avec les autres formes de scepticisme: c'est
exactement la dénomination reprise chez Zundel ("holocaust scepticism").
Le comble, c'est que demoz.org présente aussi sous cette rubrique
les interventions des adversaires du négationnisme.
Contrairement au rideau de fumée qu'elle a rapidement suscité, l'affaire
Yahoo n'est pas d'abord une illustration de la responsabilité - ou
non- des prestataires techniques dont on nous rabat les oreilles.
Elle rappelle qu'aux États-Unis, un courant important n'hésite pas
à se compromettre avec les négationnistes, ou les néo-nazis. Ce courant
ne pose pas seulement que la constitution américaine autoriserait
l'expression des négationnistes. Il les aide, les héberge, les encourage
à s'exprimer, organise le débat avec eux, leur assure une reconnaissance
officielle, en tire un profit commercial.
Cette situation est purement et simplement le résultat de la stratégie
d'alliance libertarisme-négationnisme.