N°8
édition du 12 mai 2000 

bi-mensuel de l'internet
culturel et politique

4. Les baisses des valeurs françaises de la net-économie
Même si la crise boursière des valeurs internet suscite chez certains une interrogation générale sur les fondements de la "nouvelle économie", il faut accepter de la prendre pour ce qu'elle est: une crise de financement, due à une crise de confiance quant à la valeur réelle ou future des entreprises du net, celles qui ont été le plus affectées par les deux krachs américains du 03/04 et du 14/04.
La chute des bourses n'est pas un jugement sur la place des technologies de l'information, l'attente des consommateurs, la taille du marché. C'est un jugement négatif sur la manière dont les entreprises du net ont été financées dans la période récente: les "business models" d'un type jusque là inconnu, les nouveaux modes de valorisation, les théories du type "économie de l'attention", les directives implicites ou explicites des financiers aux entrepreneurs, mais aussi les sentences de gourous improbables, les folles soirées d'affaires pour happy few.
Les boursiers parlent aujourd'hui de correction des cours. Mais la correction des cours des entreprises du net est qualitativement très différente de celle des autres entreprises. Pour les entreprises anciennes, la bourse sanctionne une profitabilité, une stratégie, voire une "visibilité" de l'action, en fonction de son cours passé. Ces repères font évidemment défaut aux entreprises récentes de la net-économie.
Finalement, la correction doit s'entendre au sens littéral: la finance juge la finance, ou, plus précisément, le marché boursier désavoue certaines stratégies financières hasardeuses.

Il est donc assez instructif de se pencher sur la situation française.

Premier acte: le capitalisme français s'oppose à l'internet. Développer un projet sur l'internet en 95-96, c'était se heurter à l'état, à France Télécom, aux banques, et aux organismes de financement. Versez une larme sur les pionniers: ils ne sont pas nombreux à être devenus millionnaires.

Deuxième acte: retournement, la France découvre l'internet d'un seul coup. Ignorante de la cyberculture, dépourvue d'industrie informatique, ne connaissant du réseau que le minitel, elle découvre en même temps la technologie, les usages du net, le commerce électronique, l'e-business, et les starts-up. Pour les entreprises du secteur, le contexte économique change du tout au tout en dix huit mois. La presse s'enthousiasme pour la mise en place d'une nouvelle chaîne de financement: business-angels, incubateurs, tours de table, nouveau marché.
Le développement de l'e-business croise celui de la bourse parisienne qui elle aussi rattrape son retard; l'argent cherche les projets.
Il faudrait être poujadiste ou gauchiste (ou les deux à la fois) pour ne pas se féliciter de ce retournement. Même si l'internet doit faire une large place à un secteur non marchand, le développement des net-entreprises doit être favorisé par un financement d'autant plus important qu'il s'agit à la fois de rattraper un retard, et de se déterminer dans des conditions encore largement incertaines.

Toutefois, à cette date, le nombre d'entreprises auxquelles peuvent s'intéresser les investisseurs français est nécessairement restreint.
Ils identifient d'abord les sociétés peu nombreuses qui ont porté le développement du net français dans ses premières années, les Nomade et les Multimania. Mais dès 99, ils s'intéressent à d'autres sociétés qui suivent exactement le chemin inverse des pionniers, c'est à dire qu'elles commencent par un financement conséquent avant même de passer à l'expérience sur le net. Dans ces conditions, le jugement des financeurs, leurs critères généraux, leur évaluation du marché et du projet lui même décident de tout. Pour celles de ces start up, qui ne disposent ni d'avantage technologique, ni d'expérience sur le net, ni d'un début de clientèle, c'est le plan de financement et lui seul qui valide le projet.
C'est ainsi qu'en 99 et au premier trimestre 2000, on assiste aux premières acquisitions avec de fortes valorisations (Alapage, Nomade), puis aux entrées en Bourse dont certaines vont être triomphales (Multimania, Artprice), pendant que les sociétés placées au cœur des technologies de l'information deviennent les valeurs à la mode (Business Objects).

Troisième acte: la crise de confiance, les mini krachs et la correction boursière. En ce qui concerne la net économie, aucune bourse européenne n'a réellement d'autonomie par rapport au Nasdaq. Précipités par le jugement Microsoft, pour le 03/04, et les mauvaises nouvelles sur l'inflation, pour le 13/04, les deux krachs américains entraînent la chute des valeurs françaises de la net économie. Aux États Unis et ailleurs, le mouvement est entretenu par une série de résultats décevants, comme ceux de Novell et d'ATT, et de Titus interactive en France récemment, ou certains scandales comme celui de la patronne de World Online. Aujourd'hui, le cours d'Artprice.com est de 23,5 Euros, pour un plus haut en 2000 de 66,5, et un plus bas de 20. Les mêmes cours, pour Multimania: 26,94/ 125/ 25,45; pour Netvalue: 28,5/ 101/ 25; pour Liberty Surf: 40,5/ 79/ 37,86; pour Trader.com: 17,51/ 30/ 13,75. (Séance du 03-05-2000; premier cours, plus haut et plus bas ajustés, d'après Les Echos). La correction est sévère et certainement trop sévère pour les sociétés sérieuses.

Dans ces conditions, on ne doit pas s'étonner si les critères retenus par certains responsables des montages financiers se retrouvent aujourd'hui sur la sellette. Certaines critiques leur reprochent de s'être écartés un peu imprudemment des schémas classiques. Mais on peut aussi bien se demander s'ils ont vraiment su prendre la mesure de l'internet.
Leur premier credo a été celui d'un développement extensif des entreprises, soit la recherche d'une base clientèle importante, bien résumée par la notion de portail qui a fait fureur en 99. Pourtant aux Etats Unis, la pérennité des portails, sauf pour les deux plus gros, est considérée avec scepticisme. Plus généralement, l'internet n'est pas un mass média; il n'est donc pas, de manière évidente, un média qui tirera facilement un commerce de masse.
Le deuxième credo de certains financiers est celui du développement rapide. Il faut être le premier, puis garder la première place en gagnant de vitesse les concurrents. La publicité, qui représente entre 33 et 50% des dépenses de certaines sociétés est sensée produire à la fois la grosse clientèle et le développement rapide. Pourtant toute l'histoire du net est faite de prototypages systématiques, d'essais-erreurs répétés, de temps donné pour permettre la mise en place des usages. La net économie pourrait elle vraiment échapper à ces règles?

Le dernier credo contestable est tout bonnement celui de la fermeture du réseau. On tente de refaire à petite échelle ce sur quoi Microsoft a échoué. Combien de services prétendent se suffire à eux mêmes, remplacer tous les autres pour "retenir" l'internaute, alors que fondamentalement l'internet repose sur la communication, l'interconnexion généralisée?
L'e-business ne peut pas échapper complètement aux règles du business.
Ni à celles de l'internet.
--Francis Linart--(francis.linart@caramail.com)

Clics intéressants sur la situation aux Etats-Unis:
"Can cash-strapped merchants survive without links" (sur l'économie des portails) par Sandeep Sunnarkar
[http://news.cnet.com] 03/05/00

"After the fall" (enquête sur des starts-up en difficulté) par J.Brown, D.Cave et A.Leonard
[http://www.salon.com/tech/feature] 28/04/00

Un site spécialement consacré aux faillites de start-up:
[http://www.startupfailures.com]

 

 



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