4.
Les baisses des valeurs françaises de la net-économie
Même si la crise boursière des valeurs internet suscite
chez certains une interrogation générale sur les fondements
de la "nouvelle économie", il faut accepter de la
prendre pour ce qu'elle est: une crise de financement, due à
une crise de confiance quant à la valeur réelle ou future
des entreprises du net, celles qui ont été le plus affectées
par les deux krachs américains du 03/04 et du 14/04.
La chute des bourses n'est pas un jugement sur la place des technologies
de l'information, l'attente des consommateurs, la taille du marché.
C'est un jugement négatif sur la manière dont les entreprises
du net ont été financées dans la période
récente: les "business models" d'un type jusque
là inconnu, les nouveaux modes de valorisation, les théories
du type "économie de l'attention", les directives
implicites ou explicites des financiers aux entrepreneurs, mais aussi
les sentences de gourous improbables, les folles soirées d'affaires
pour happy few.
Les boursiers parlent aujourd'hui de correction des cours. Mais la
correction des cours des entreprises du net est qualitativement très
différente de celle des autres entreprises. Pour les entreprises
anciennes, la bourse sanctionne une profitabilité, une stratégie,
voire une "visibilité" de l'action, en fonction
de son cours passé. Ces repères font évidemment
défaut aux entreprises récentes de la net-économie.
Finalement, la correction doit s'entendre au sens littéral:
la finance juge la finance, ou, plus précisément, le
marché boursier désavoue certaines stratégies
financières hasardeuses.
Il est donc assez instructif de se pencher sur la situation
française.
Premier acte:
le capitalisme français s'oppose à l'internet. Développer
un projet sur l'internet en 95-96, c'était se heurter à
l'état, à France Télécom, aux banques,
et aux organismes de financement. Versez une larme sur les pionniers:
ils ne sont pas nombreux à être devenus millionnaires.
Deuxième acte:
retournement, la France découvre l'internet d'un seul coup.
Ignorante de la cyberculture, dépourvue d'industrie informatique,
ne connaissant du réseau que le minitel, elle découvre
en même temps la technologie, les usages du net, le commerce
électronique, l'e-business, et les starts-up. Pour les entreprises
du secteur, le contexte économique change du tout au tout en
dix huit mois. La presse s'enthousiasme pour la mise en place d'une
nouvelle chaîne de financement: business-angels, incubateurs,
tours de table, nouveau marché.
Le développement de l'e-business croise celui de la bourse
parisienne qui elle aussi rattrape son retard; l'argent cherche les
projets.
Il faudrait être poujadiste ou gauchiste (ou les deux à
la fois) pour ne pas se féliciter de ce retournement. Même
si l'internet doit faire une large place à un secteur non marchand,
le développement des net-entreprises doit être favorisé
par un financement d'autant plus important qu'il s'agit à la
fois de rattraper un retard, et de se déterminer dans des conditions
encore largement incertaines.
Toutefois, à cette date, le nombre d'entreprises
auxquelles peuvent s'intéresser les investisseurs français
est nécessairement restreint.
Ils identifient d'abord les sociétés peu nombreuses
qui ont porté le développement du net français
dans ses premières années, les Nomade et les Multimania.
Mais dès 99, ils s'intéressent à d'autres sociétés
qui suivent exactement le chemin inverse des pionniers, c'est à
dire qu'elles commencent par un financement conséquent avant
même de passer à l'expérience sur le net. Dans
ces conditions, le jugement des financeurs, leurs critères
généraux, leur évaluation du marché et
du projet lui même décident de tout. Pour celles de ces
start up, qui ne disposent ni d'avantage technologique, ni d'expérience
sur le net, ni d'un début de clientèle, c'est le plan
de financement et lui seul qui valide le projet.
C'est ainsi qu'en 99 et au premier trimestre 2000, on assiste aux
premières acquisitions avec de fortes valorisations (Alapage,
Nomade), puis aux entrées en Bourse dont certaines vont être
triomphales (Multimania, Artprice), pendant que les sociétés
placées au cur des technologies de l'information deviennent
les valeurs à la mode (Business Objects).
Troisième acte:
la crise de confiance, les mini krachs et la correction boursière.
En ce qui concerne la net économie, aucune bourse européenne
n'a réellement d'autonomie par rapport au Nasdaq. Précipités
par le jugement Microsoft, pour le 03/04, et les mauvaises nouvelles
sur l'inflation, pour le 13/04, les deux krachs américains
entraînent la chute des valeurs françaises de la net
économie. Aux États Unis et ailleurs, le mouvement est
entretenu par une série de résultats décevants,
comme ceux de Novell et d'ATT, et de Titus interactive en France récemment,
ou certains scandales comme celui de la patronne de World Online.
Aujourd'hui, le cours d'Artprice.com est de 23,5 Euros, pour un plus
haut en 2000 de 66,5, et un plus bas de 20. Les mêmes cours,
pour Multimania: 26,94/ 125/ 25,45; pour Netvalue: 28,5/ 101/ 25;
pour Liberty Surf: 40,5/ 79/ 37,86; pour Trader.com: 17,51/ 30/ 13,75.
(Séance du 03-05-2000; premier cours, plus haut et plus bas
ajustés, d'après Les Echos). La correction est sévère
et certainement trop sévère pour les sociétés
sérieuses.
Dans ces conditions, on ne doit pas s'étonner
si les critères retenus par certains responsables des montages
financiers se retrouvent aujourd'hui sur la sellette. Certaines critiques
leur reprochent de s'être écartés un peu imprudemment
des schémas classiques. Mais on peut aussi bien se demander
s'ils ont vraiment su prendre la mesure de l'internet.
Leur premier credo a été celui d'un développement
extensif des entreprises, soit la recherche d'une base clientèle
importante, bien résumée par la notion de portail qui
a fait fureur en 99. Pourtant aux Etats Unis, la pérennité
des portails, sauf pour les deux plus gros, est considérée
avec scepticisme. Plus généralement, l'internet n'est
pas un mass média; il n'est donc pas, de manière évidente,
un média qui tirera facilement un commerce de masse.
Le deuxième credo de certains financiers est celui du développement
rapide. Il faut être le premier, puis garder la première
place en gagnant de vitesse les concurrents. La publicité,
qui représente entre 33 et 50% des dépenses de certaines
sociétés est sensée produire à la fois
la grosse clientèle et le développement rapide. Pourtant
toute l'histoire du net est faite de prototypages systématiques,
d'essais-erreurs répétés, de temps donné
pour permettre la mise en place des usages. La net économie
pourrait elle vraiment échapper à ces règles?
Le dernier credo contestable est tout bonnement celui
de la fermeture du réseau. On tente de refaire à petite
échelle ce sur quoi Microsoft a échoué. Combien
de services prétendent se suffire à eux mêmes,
remplacer tous les autres pour "retenir" l'internaute, alors
que fondamentalement l'internet repose sur la communication, l'interconnexion
généralisée?
L'e-business ne peut pas échapper complètement aux règles
du business.
Ni à celles de l'internet.
--Francis
Linart--(francis.linart@caramail.com)
Clics intéressants sur la situation aux Etats-Unis:
"Can cash-strapped merchants survive without links" (sur
l'économie des portails) par Sandeep Sunnarkar
[http://news.cnet.com]
03/05/00
"After
the fall" (enquête sur des starts-up en difficulté)
par J.Brown, D.Cave et A.Leonard
[http://www.salon.com/tech/feature]
28/04/00
Un
site spécialement consacré aux faillites de start-up:
[http://www.startupfailures.com]