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Sources qu'on ferme:La charte du Geste porte atteinte aux droits des
internautes
Sept sociétés de presse (Le Monde, La Tribune, Libération,
Les Echos, Investir, l'AGEFI, Zdnet France) ont rendu publique, le
29 Mars dernier, leur charte d'édition électronique.
Dans son n° 6, 19clics consacrait un article à la préparation
par le Geste (Groupement des éditeurs de service en ligne)
d'une telle charte. Les éditeurs, dont plusieurs sont membres
du Geste, ont pris les devants en présentant ce texte que le
Geste a finalement avalisé le 20 avril.
Dans le communiqué présentant la charte, les éditeurs
affichent deux objectifs: "garantir la qualité de l'information
diffusée", et "préciser les conditions
légales d'utilisation et de reproduction des contenus".
Ils dénoncent "les détournements des contenus
éditoriaux de bonne ou de mauvaise foi", ainsi que
le "pillage organisé par d'autres sites, peu scrupuleux,
proposant aux internautes, sans autorisation des ayants droits, des
contenus ne leur appartenant pas".
La charte a donc deux aspects. D'une part, elle est
un instrument dans le conflit qui oppose les éditeurs de presse
(pour l'essentiel de la presse "papier") aux agrégateurs,
fédérateurs, et moteurs de recherche, du type Net2one.
D'autre part, elle pose des règles générales
d'utilisation des contenus qui intéressent tous les internautes.
C'est ce deuxième aspect qui nous intéresse ici.
Disons d'emblée que les internautes ont du souci à se
faire. Le communiqué comporte une admirable dénégation:
"Les promoteurs de cette charte se proposent ainsi de rassurer
les internautes sur le fait qu'ils peuvent à titre individuel,
recopier ou imprimer tout ou partie des articles et informations diffusées".
C'est plutôt raté et les internautes vont trouver dans
cette charte tout pour s'inquiéter, et rien pour se rassurer.
Commençons par la copie privée, ou la
copie "à usage privée".
Article L122.5. du Code de la propriété intellectuelle."Lorsque
l'uvre a été divulguée, l'auteur ne peut
interdire:
2° Les copies ou reproductions strictement
réservées à l'usage privé du copiste et
non destinées à une utilisation collective, à
l'exception des
, ainsi que des copies ou reproductions d'une
base de données électronique".
A moins que les éditeurs considèrent toute publication
électronique, et notamment la version électronique d'un
journal papier, comme base de données électronique,
ce qui risquerait de leur poser d'autres difficultés, notamment
avec les journalistes, la copie privée s'applique.
C'est une exception au droit d'auteur. Autrement dit, c'est un droit
du lecteur, de l'internaute, qui n'est conditionné par aucune
acceptation de l'auteur, à fortiori de l'éditeur.
L'éditeur s'engage, dans la charte, à autoriser le lecteur
à imprimer tout ou partie du contenu pour son usage strictement
personnel. Curieux engagement, curieuse autorisation.
-
Dans un état de droit, prétendre
autoriser une action qui correspond à un droit, c'est purement
et simplement illégal. Les éditeurs ne sont pas en
position d'autoriser. S'ils veulent s'engager, ils peuvent s'engager
à "faciliter" l'impression, et pas à
l'autoriser.
- Pourquoi seulement imprimer? L'utilisateur doit s'engager, dans
la charte, à ne pas "reproduire
" sans
autorisation préalable de l'éditeur, pour un usage autre
que strictement privé. Alors l'éditeur doit s'engager
à "faciliter" (car la copie électronique
privée comme l'impression est un droit de l'utilisateur) la
reproduction électronique à usage privé.
- Quelle est la portée véritable de cet engagement,
puisque la charte parle d'usage "strictement personnel",
ou "strictement privé, ce qui exclut toute reproduction
à des fins professionnelles ou de diffusion en nombre".
Autrement dit, la charte exclut l'usage privé, personnel, dans
une perspective "professionnelle", même s'il n'y a
pas de diffusion en nombre, ni d'utilisation collective, comme dit
la loi. Voilà une sacrée restriction de l'usage privé
des internautes, qui empêchera un enseignant, un journaliste,
un ingénieur de faire ce que nous faisons tous dans l'univers
"papier", soit photocopier (nous même, pour notre
usage personnel), puis classer et archiver des extraits de presse
qui nous serviront plus tard "dans le travail", même
si nous ne les diffusons pas.
La notice accompagnant les engagements n'est pas plus
rassurante: elle classe la "reproduction électronique"
et "la création d'archives" dans la catégorie
"interdit sans autorisation préalable". Elle
invente de toutes pièces un "droit d'usage"
de la publication qui serait limité à la lecture par
une ou plusieurs personnes et l'archivage à usage personnel
et privé. Elle limite la copie privée à la "copie
unique destinée à un usage strictement personnel".
Quand à la création d'archives, après les avoir
intégrées au "droit d'usage", la charte
les en exclut, précisément dans la rubrique "création
d'archives". Si les éditeurs souhaitaient, ce qui
est leur droit, interdire la création d'archives collectives
(c'est à dire non "personnelles"), il aurait
mieux valu le préciser, puisqu'ils prétendent rassurer
l'internaute!
Après ce plat de résistance, passons aux
autres engagements. Les éditeurs du Geste autorisent la citation
et l'analyse. 2001: la presse française autorise la citation
et l'analyse!
Article 122-5 du Code de la Propriété intellectuelle:
"
L'auteur ne peut interdire
3° Sous réserve
que soient indiqués clairement le nom de l'auteur et la source:
a) les analyses et courtes citations justifiées par le caractère
critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information
de l'uvre à laquelle elles sont incorporées
"
Encore une fois, en état de droit, les éditeurs n'ont
pas le choix d'autoriser ou non une pratique qui relève purement
et simplement du droit fondamental à la liberté d'expression.
La citation, et l'analyse, comme l'usage privé sont d'ailleurs
comprises dans un sens très restrictif par les tribunaux français.
Cependant la charte les restreint encore en posant que la lecture
de l'analyse ne "saurait en aucun cas dispenser de la lecture
de l'article ou de la publication". Si les éditeurs
veulent se protéger contre des analyses documentaires de substitution,
vieux problème des banques de données, il faut être
plus clair.
Enfin, les liens. Les éditeurs "autorisent"
les liens. Encore la même remarque: ils n'ont pas le choix d'autoriser
ou non ces liens, pas plus qu'un éditeur de livres n'a le droit
d'autoriser ou non la recension, ou la citation dans une bibliographie,
de ce livre.
Pire, l'éditeur "se réserve le droit de demander
la suppression d'un lien qu'il estime non conforme à sa politique
éditoriale". C'est une nouveauté: la politique
éditoriale de groupes commerciaux comme source de droit. On
s'attendait à une allusion au "droit moral des auteurs"
qui nous aurait permis une bonne petite discussion philosophique sur
la sémantique des liens. Mais là, on ne fait pas dans
la dentelle: si ce que vous écrivez ne convient pas à
la politique éditoriale d'un organe de presse, vous ne pourrez
pas renvoyer à ce site par un lien. La presse ne veut pas de
l'hypertexte.
Les éditeurs vont nous trouver injustes. Après
tout, ces restrictions visent surtout à se protéger
contre les agrégateurs et moteurs du type Net2one. Oui, mais
au passage, elles rognent sur des droits fondamentaux des internautes
(et des autres citoyens).
Il faut insister en particulier sur le fait que la copie privée
numérique est une condition sine qua non de tout usage privé
d'une uvre numérique. Il ne viendrait à l'esprit
d'aucun éditeur de livres ou de journaux imprimés de
vouloir autoriser les bibliothèques ou les dossiers personnels
faits à partir des originaux. Mais sur le net, il n'y a pas
d'originaux; pour avoir une bibliothèque ou des archives, il
faut copier.
La charte rejoint clairement les tentatives qui, suite aux démarches
de l'industrie musicale, visent à supprimer le droit de copie
privée.
Il est compréhensible que les éditeurs cherchent à
régler leurs problèmes économiques.
Ils ne peuvent pas y arriver en remettant en cause les droits des
internautes, c'est à dire de leur public de lecteurs. Et pas
plus en ignorant les journalistes, dont le syndicat vient de s'émouvoir.
En effet, en signant leur contrat, les journalistes ne cèdent
pas leurs droits sur les utilisations autres que la seule publication
originale sur papier.
Cette charte est un mauvais coût contre les libertés
fondamentales de la société de l'information.
Et elle illustre parfaitement un certain double langage de l'autorégulation.
Ici, l'autorégulation aurait dû signifier négociation
et accords entre les auteurs, les éditeurs, les utilisateurs
et les agrégateurs. La charte a été adoptée
sans débat public, et il manque trois parties sur quatre. Ca
fait beaucoup!
Alors, après ces critiques, pourquoi pas un vu: que les
éditeurs traditionnels s'inspirent des méthodes de concertation
et de consensus qui ont fait leurs preuves sur l'internet.
--Francis
Linart--(francis.linart@caramail.com)
Clics
officiels:
Communiqué de presse et téléchargement de la
charte:
[http://www.zdnet.fr/include/com/290300.html]
[http://www.geste.fr]
© 19clics
[http://www.19clics.com] - mai 2000
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