N°8
édition du 12 mai 2000 

bi-mensuel de l'internet
culturel et politique

2. Sources qu'on ferme:La charte du Geste porte atteinte aux droits des internautes
Sept sociétés de presse (Le Monde, La Tribune, Libération, Les Echos, Investir, l'AGEFI, Zdnet France) ont rendu publique, le 29 Mars dernier, leur charte d'édition électronique.
Dans son n° 6, 19clics consacrait un article à la préparation par le Geste (Groupement des éditeurs de service en ligne) d'une telle charte. Les éditeurs, dont plusieurs sont membres du Geste, ont pris les devants en présentant ce texte que le Geste a finalement avalisé le 20 avril.
Dans le communiqué présentant la charte, les éditeurs affichent deux objectifs: "garantir la qualité de l'information diffusée", et "préciser les conditions légales d'utilisation et de reproduction des contenus". Ils dénoncent "les détournements des contenus éditoriaux de bonne ou de mauvaise foi", ainsi que le "pillage organisé par d'autres sites, peu scrupuleux, proposant aux internautes, sans autorisation des ayants droits, des contenus ne leur appartenant pas".

La charte a donc deux aspects. D'une part, elle est un instrument dans le conflit qui oppose les éditeurs de presse (pour l'essentiel de la presse "papier") aux agrégateurs, fédérateurs, et moteurs de recherche, du type Net2one.
D'autre part, elle pose des règles générales d'utilisation des contenus qui intéressent tous les internautes. C'est ce deuxième aspect qui nous intéresse ici.
Disons d'emblée que les internautes ont du souci à se faire. Le communiqué comporte une admirable dénégation: "Les promoteurs de cette charte se proposent ainsi de rassurer les internautes sur le fait qu'ils peuvent à titre individuel, recopier ou imprimer tout ou partie des articles et informations diffusées". C'est plutôt raté et les internautes vont trouver dans cette charte tout pour s'inquiéter, et rien pour se rassurer.

Commençons par la copie privée, ou la copie "à usage privée".
Article L122.5. du Code de la propriété intellectuelle."Lorsque l'œuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire: … 2° Les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, à l'exception des…, ainsi que des copies ou reproductions d'une base de données électronique".
A moins que les éditeurs considèrent toute publication électronique, et notamment la version électronique d'un journal papier, comme base de données électronique, ce qui risquerait de leur poser d'autres difficultés, notamment avec les journalistes, la copie privée s'applique.
C'est une exception au droit d'auteur. Autrement dit, c'est un droit du lecteur, de l'internaute, qui n'est conditionné par aucune acceptation de l'auteur, à fortiori de l'éditeur.
L'éditeur s'engage, dans la charte, à autoriser le lecteur à imprimer tout ou partie du contenu pour son usage strictement personnel. Curieux engagement, curieuse autorisation.

  1. Dans un état de droit, prétendre autoriser une action qui correspond à un droit, c'est purement et simplement illégal. Les éditeurs ne sont pas en position d'autoriser. S'ils veulent s'engager, ils peuvent s'engager à "faciliter" l'impression, et pas à l'autoriser.

  2. Pourquoi seulement imprimer? L'utilisateur doit s'engager, dans la charte, à ne pas "reproduire…" sans autorisation préalable de l'éditeur, pour un usage autre que strictement privé. Alors l'éditeur doit s'engager à "faciliter" (car la copie électronique privée comme l'impression est un droit de l'utilisateur) la reproduction électronique à usage privé.

  3. Quelle est la portée véritable de cet engagement, puisque la charte parle d'usage "strictement personnel", ou "strictement privé, ce qui exclut toute reproduction à des fins professionnelles ou de diffusion en nombre". Autrement dit, la charte exclut l'usage privé, personnel, dans une perspective "professionnelle", même s'il n'y a pas de diffusion en nombre, ni d'utilisation collective, comme dit la loi. Voilà une sacrée restriction de l'usage privé des internautes, qui empêchera un enseignant, un journaliste, un ingénieur de faire ce que nous faisons tous dans l'univers "papier", soit photocopier (nous même, pour notre usage personnel), puis classer et archiver des extraits de presse qui nous serviront plus tard "dans le travail", même si nous ne les diffusons pas.

La notice accompagnant les engagements n'est pas plus rassurante: elle classe la "reproduction électronique" et "la création d'archives" dans la catégorie "interdit sans autorisation préalable". Elle invente de toutes pièces un "droit d'usage" de la publication qui serait limité à la lecture par une ou plusieurs personnes et l'archivage à usage personnel et privé. Elle limite la copie privée à la "copie unique destinée à un usage strictement personnel".
Quand à la création d'archives, après les avoir intégrées au "droit d'usage", la charte les en exclut, précisément dans la rubrique "création d'archives". Si les éditeurs souhaitaient, ce qui est leur droit, interdire la création d'archives collectives (c'est à dire non "personnelles"), il aurait mieux valu le préciser, puisqu'ils prétendent rassurer l'internaute!

Après ce plat de résistance, passons aux autres engagements. Les éditeurs du Geste autorisent la citation et l'analyse. 2001: la presse française autorise la citation et l'analyse!

Article 122-5 du Code de la Propriété intellectuelle: "…L'auteur ne peut interdire …3° Sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l'auteur et la source: a) les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information de l'œuvre à laquelle elles sont incorporées…" Encore une fois, en état de droit, les éditeurs n'ont pas le choix d'autoriser ou non une pratique qui relève purement et simplement du droit fondamental à la liberté d'expression.
La citation, et l'analyse, comme l'usage privé sont d'ailleurs comprises dans un sens très restrictif par les tribunaux français. Cependant la charte les restreint encore en posant que la lecture de l'analyse ne "saurait en aucun cas dispenser de la lecture de l'article ou de la publication". Si les éditeurs veulent se protéger contre des analyses documentaires de substitution, vieux problème des banques de données, il faut être plus clair.

Enfin, les liens. Les éditeurs "autorisent" les liens. Encore la même remarque: ils n'ont pas le choix d'autoriser ou non ces liens, pas plus qu'un éditeur de livres n'a le droit d'autoriser ou non la recension, ou la citation dans une bibliographie, de ce livre.
Pire, l'éditeur "se réserve le droit de demander la suppression d'un lien qu'il estime non conforme à sa politique éditoriale". C'est une nouveauté: la politique éditoriale de groupes commerciaux comme source de droit. On s'attendait à une allusion au "droit moral des auteurs" qui nous aurait permis une bonne petite discussion philosophique sur la sémantique des liens. Mais là, on ne fait pas dans la dentelle: si ce que vous écrivez ne convient pas à la politique éditoriale d'un organe de presse, vous ne pourrez pas renvoyer à ce site par un lien. La presse ne veut pas de l'hypertexte.

Les éditeurs vont nous trouver injustes. Après tout, ces restrictions visent surtout à se protéger contre les agrégateurs et moteurs du type Net2one. Oui, mais au passage, elles rognent sur des droits fondamentaux des internautes (et des autres citoyens).
Il faut insister en particulier sur le fait que la copie privée numérique est une condition sine qua non de tout usage privé d'une œuvre numérique. Il ne viendrait à l'esprit d'aucun éditeur de livres ou de journaux imprimés de vouloir autoriser les bibliothèques ou les dossiers personnels faits à partir des originaux. Mais sur le net, il n'y a pas d'originaux; pour avoir une bibliothèque ou des archives, il faut copier.
La charte rejoint clairement les tentatives qui, suite aux démarches de l'industrie musicale, visent à supprimer le droit de copie privée.
Il est compréhensible que les éditeurs cherchent à régler leurs problèmes économiques.
Ils ne peuvent pas y arriver en remettant en cause les droits des internautes, c'est à dire de leur public de lecteurs. Et pas plus en ignorant les journalistes, dont le syndicat vient de s'émouvoir. En effet, en signant leur contrat, les journalistes ne cèdent pas leurs droits sur les utilisations autres que la seule publication originale sur papier.
Cette charte est un mauvais coût contre les libertés fondamentales de la société de l'information.
Et elle illustre parfaitement un certain double langage de l'autorégulation. Ici, l'autorégulation aurait dû signifier négociation et accords entre les auteurs, les éditeurs, les utilisateurs et les agrégateurs. La charte a été adoptée sans débat public, et il manque trois parties sur quatre. Ca fait beaucoup!
Alors, après ces critiques, pourquoi pas un vœu: que les éditeurs traditionnels s'inspirent des méthodes de concertation et de consensus qui ont fait leurs preuves sur l'internet.
--Francis Linart--(francis.linart@caramail.com)

Clics officiels:
Communiqué de presse et téléchargement de la charte:
[http://www.zdnet.fr/include/com/290300.html]
[http://www.geste.fr]

Clic interne: "Beau geste ou pas": [http://altern.org/19clics/Numero06/2000-04-06.htm#2]

 



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