édition du 25 avril 2000 

Numéro spécial
"Libres enfants du savoir numérique"

 

bi-mensuel de l'internet
culturel et politique

5. Stallman is a good guy 
Pour m’intéresser sérieusement à la piste ouverte par les logiciels libres, j’ai dû surmonter pas mal de réticences personnelles: aversion pour un style péremptoire et prophétique qui rappelle de mauvais souvenirs, méfiance persistante pour le libertarisme américain (j’aime les anarchistes autant que les banquiers, mais séparément), simple question de goût: «source ouverte», on dirait un slogan charismatique ou un de ces affreux rayons de développement personnel qui encombrent les librairies. 
Finalement, l’affaire est intéressante et Stallman is a good guy (croisons nous les doigts).  
Il y a un point qui semble acquis. Nous allons bien vers cette nouvelle économie des savoirs et de la culture qu’évoque l’anthologie rassemblée par Latrive et Blondeau. Il faut entendre «économie» dans le sens le plus général d’une nouvelle organisation, d’un régime global du travail intellectuel, de la création, dans une direction plus collective, plus coopérative. 
Cette tendance correspond à des données de fond: l’allongement de la durée des études, l’aspiration d’un nombre croissant de personnes à s’exprimer et à créer. Il y a ici une prise de parti démocratique; il faut pour le moins considérer que ces aspirations et ces données nouvelles n’entraînent pas l’effondrement de la culture occidentale classique… 
Le savoir, la culture ne sont pas strictement «qualitatifs». Un plus grand nombre de participants permet d’enrichir l’information, de tester les procédures, d’affiner la critique et d’assouplir les consensus. 
C’est exactement cette méthode qui fait la qualité de Linux. Mais on l’expérimente aussi bien par une intervention régulière sur un forum de qualité. 
Comme le web, les logiciels libres n’ont pas seulement démontré la «faisabilité» d’une approche plus ouverte. Ils attestent, dans des secteurs non négligeables, comme l’ingéniérie informatique, la publication de textes, le traitement de l’information et les médias, de cette supériorité des démarches coopératives, ouvertes, en réseau. 

Ici, une digression qui devrait être inutile: il n’y a pas de supériorité de l’œuvre collective sur l’œuvre individuelle (l’Encyclopédie n’est pas meilleure que le Neveu de Rameau, ni un film de Fritz Lang meilleur qu’une photo de Cartier Bresson); encore moins l’œuvre collective devrait elle supplanter l’œuvre individuelle pour causes de modernité. 
Mais, dans tous les cas où le travail est fondamentalement une activité coopérative, situation que les industries de l’information ne cessent d’étendre, le réseau, la source ouverte constituent une méthode et une technologie supérieures. 
Pourquoi une encyclopédie devrait elle se limiter à quelques dizaines d’auteurs, se priver de contributions  plus spécialisées, de points de vue contradictoires, d’un enrichissement par les lecteurs? 
Il y a de grandes différences entre les logiciels, les textes, la musique et les images. La fabrication de logiciels est a priori une activité industrielle, donc collective, ce qui n’est pas le cas de l’écriture de textes. 

On entrevoit bien, cependant, les pièces communes d’un dispositif d’ensemble: 

  1. la mise à disposition de données et d’instruments communs; la numérisation des données publiques est essentielle; restent à régler le droit de citation, de copie privée, et le domaine public au sens où l’entend Philippe Quéau dans sa contribution à l’ouvrage. 

  2. des modes de fabrication, de publication, ouverts, favorisant l’intervention du public; ce n’est pas seulement une question juridique, c’est aussi une question de technologie culturelle; elle peut être considérée comme réglée pour les logiciels, elle ne l’est pas pour le texte.

  3. un cadre contractuel, et, peut être une évolution du cadre légal; il faudra assurer non seulement une liberté de choix, mais aussi une réelle compatibilité entre le droit d’auteur traditionnel et la source ouverte.

  4. une éthique ou une philosophie commune; il n’est pas si simple de transformer en éditeur un modérateur de forum; plus généralement, le système doit permettre à des personnalités de se révéler, sans susciter de parasitisme. 

Je suis moins convaincu par les solutions économiques stricto sensu, par la manière dont le «libre» règle les questions d’argent. 
Stallmann a raison d’insister sur la différence entre «logiciels libres» et «logiciels gratuits». Sur le net, la gratuité est souvent équivoque. 
Dans le domaine culturel, il est indispensable que la gratuité coexiste avec le paiement: pas seulement pour des raisons démocratiques ou sociales, mais, plus fondamentalement, parce que la gratuité autorise une approche plus curieuse, plus ouverte, plus désintéressée des œuvres. 
En revanche, si, aujourd’hui, la nouvelle économie sait rémunérer les tuyaux, les services, le commerce électronique, elle ne sait pas financer correctement les contenus. Il ne faut pas y voir une quelconque malignité de l’e-commerce. Simplement, l’activité éditoriale n’a pas encore trouvé directement son marché sur le net. Elle est toujours, pour l’essentiel,  rémunérée indirectement, par la publicité, l’exploitation des bases de clientèle, le lien avec le commerce électronique, ou les autres formes de bouclage sur le réel. 
Une situation où les contenus et leurs auteurs sont rémunérés directement est manifestement préférable, pour des raisons culturelles aussi bien qu’économiques. Il n’y a pas encore de solution claire et le libre ne fournit pas véritablement de pistes. Aussi convaincant qu’il soit, le modèle Red Hat/Linux est difficilement généralisable. 
-- Alain Giffard-- 

 


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